La guerre entre la Russie et l’Ukraine : une expérience vécue

Interview d’Ignace Haertle

Découvrez l’interview d’Ignace Haertle, co-fondateur de Egis Ertle Engineering, un polytechnicien entrepreneur en Ukraine et dans plusieurs pays limitrophes, qui a vécu au premier plan les événements ayant abouti à la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Aujourd’hui installé en Italie, il demeure en contact permanent avec l’Ukraine où ses entreprises ont pu reprendre leurs activités. Il livre un témoignage sur la vie en Ukraine depuis 2010, la guerre du Donbass, le déclenchement du conflit et l’expérience de terrain qu’il en a.

Ignace Haertlé (X00), un polytechnicien entrepreneur en Ukraine et dans plusieurs pays limitrophes, a vécu au premier plan les événements ayant abouti à la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Aujourd’hui installé en Italie, il demeure en contact permanent avec l’Ukraine où ses entreprises ont pu reprendre leurs activités. Il livre ici un témoignage sur la vie en Ukraine depuis 2010, la guerre du Donbass, le déclenchement du conflit et l’expérience de terrain qu’il en a.

 

L’invasion de l’Ukraine par la Russie occupe depuis février 2022 une partie importante de notre champ médiatique. S’y côtoient – et c’est un élément relativement inédit – des récits concurrents sur cet événement en cours. Concurrents ? Ce mot serait même faible puisque souvent ces versions sont incompatibles entre elles et ne peuvent exister concomitamment ! Alors, comment discerner le vrai de l’approximatif, et l’approximatif du faux ? Comme dans bien des cas, avoir de l’information issue du terrain permet d’y voir un peu plus clair.

Un point de vue éclairé

J’ai vécu à Kyiv (forme ukrainienne de Kiev) de 2008 à 2020. Ma femme est russe et nos enfants sont nés en Ukraine. J’y ai créé en 2009 une entreprise d’ingénierie et de construction : Ertle Ltd. La dynamique entrepreneuriale a été telle que nous avons dû ouvrir des filiales dans les pays limitrophes : la Russie, la Biélorussie, la Pologne. Autrement dit, une géographie d’affaires de rêve aujourd’hui ! Je me déplaçais donc beaucoup dans la zone et mon secteur d’activité – la construction – me mettait en rapport régulier avec un spectre social très large. Depuis 2020, ma famille et moi avons déménagé en Italie, à Rome d’où je continue à gérer mes entreprises.

Le Donbass d’avant

L’« avant » en Ukraine, c’est la période avant 2014. Ianoukovitch était président, il avait été élu en 2010 – démocratiquement. Il venait du Donbass et était, ainsi que son équipe, un kleptocrate. À l’époque, la langue ukrainienne côtoyait sans conflit particulier la langue russe, la société était partagée entre ceux qui pensaient que l’avenir de l’Ukraine était en Europe et ceux qui considéraient que l’Ukraine appartenait au monde russe – sans débats enflammés, ni batailles rangées – et personne ne soutenait que les deux tendances étaient incompatibles. Ce Donbass, dont on parle tant maintenant, était une région ukrainienne comme les autres – sans particularité remarquable – sauf aux yeux de ses propres habitants, comme un peu partout. Loin d’être opprimé ou délaissé, le Donbass dominait au contraire le pays, car l’écrasante majorité des dirigeants nationaux en étaient issus.

Les manifestations populaires de novembre 2013

Tout a commencé en novembre 2013. Ianoukovitch a, à la surprise générale, refusé de signer le traité d’association avec l’Union européenne. Un traité qui était annoncé depuis longtemps et sur lequel un certain nombre d’espoirs étaient fondés. Une rencontre avec Poutine à Moscou, lors de laquelle Ianoukovitch s’est vu accorder un prêt d’État de 3 milliards, avait eu lieu quelques jours auparavant. Ce prêt a fort probablement été détourné par ce dernier. Ces deux événements ont par la suite été ressentis comme liés. Toujours est-il que ce refus a fortement dépité l’opinion publique ukrainienne, déjà échaudée par les nombreux scandales de corruption. Des étudiants sont allés manifester et ont planté des tentes sur Maïdan. Au bout de quelques jours, les berkuts – la police anti-émeutes – les ont délogés brutalement. Et c’est passé aux informations… Peut-être est-ce à cet instant que tout s’est joué… La vue de ces jeunes gens et jeunes filles battus jusqu’au sang et en larmes a révulsé la population. Le samedi suivant une manifestation monstre a commencé – plus de 500 000 personnes se sont rassemblées sur Khreshchatyk pour dénoncer le régime. Ici et là, on entend parler d’« ingérence étrangère » et on a essayé de donner un caractère artificiel à ces manifestations, mais ce n’est pas compatible avec leur caractère massif et spontané.

 

La fuite de Ianoukovitch

Ces manifestations se poursuivaient les week-ends, perdant un peu leur intensité, s’essoufflant même, jusqu’à la bêtise politique suivante de Ianoukovitch, qui arrivait malgré lui à les relancer. Et puis, à partir de mi-février, il a décidé ou a été poussé à durcir la répression. Je me souviens très bien de ces jours de paroxysme. Je suis en train de prendre l’avion pour Moscou, j’apprends que la route de l’aéroport a été bloquée. Sur Maïdan, les tirs commencent, des gens meurent. Une centaine de personnes mourront en deux jours. Le métro est arrêté. Ma femme m’appelle pour me dire que les ponts ont été bloqués – Kyiv est traversé par le Dniepr et il y a trois grands ponts. Ma femme est rive gauche, mes enfants rive droite, moi à Moscou ignorant si les vols de retour seront ou non suspendus. On apprend qu’un régiment arrive de Dniepropetrovsk vers Kyiv… Et puis quelque chose craque dans le système. Les ponts rouvrent, le métro repart, toutes les routes se débloquent. Quelqu’un, on ne sait pas trop qui, a refusé d’obéir, entraînant les autres comme des dominos. Ianoukovitch fuira deux jours plus tard. Cet événement est parfois qualifié de « coup d’État », mais après les morts de Maïdan, après que sa propre équipe eut refusé de lui obéir, rester au pouvoir était pour lui totalement inimaginable et, vu d’Ukraine, une autre option que son départ semblait impensable.

Le coup d’État en Crimée

Quelques jours plus tard – et c’est assez peu connu –, des hommes armés entrent au parlement de Crimée, forcent les députés à déposer le Premier ministre de Crimée (la Crimée était une république autonome et avait un Premier ministre) et font nommer Sergueï Axionov. Ici, un vrai coup d’État – by the book ! Axionov n’était pas très connu avant février 2014, il dirigeait un parti ouvertement prorusse, qui avait obtenu 4 % des voix aux élections parlementaires de Crimée d’octobre 2012. Dans la foulée, les Russes ont annexé la péninsule.

La rébellion de Donetsk et de Lougansk

Dans les semaines qui ont suivi, les trois régions orientales ont également connu des tensions, qui ont été rapidement matées à Kharkiv, mais qui se sont aggravées jusqu’au conflit armé pour les régions de Donetsk et de Lougansk. « On va nous interdire de parler russe et des nazis vont venir de Kyiv nous égorger » – telle semblait être la raison derrière la rébellion. Vu de Kyiv – où l’on parlait majoritairement russe – et pour ceux qui avaient été dans le Donbass auparavant, cela paraissait incompréhensible et semblait avoir été créé ex nihilo. Ces régions ont sombré dans le chaos. La sociologie fut un incroyable allié de circonstance des Russes. Les habitants qui pouvaient se permettre de partir le firent – nous en recevions d’ailleurs souvent en entretien d’embauche à l’époque à Kyiv, plus rarement à Moscou, où nous avions aussi une entreprise. Tandis que les classes plus modestes prenaient parfois fait et cause pour cette rébellion – quand vous recevez un automatique, d’un coup vous prenez tellement d’importance… – peu importe, après tout, que les raisons du conflit aient été fondées ou logiques !

Le mythe de la junte néonazie

Entre-temps à Kyiv, la campagne présidentielle s’est mise en place. Les jeux étaient très ouverts. Porochenko a fait alliance avec Klitschko. Ce dernier a remporté la mairie de Kyiv et Porochenko est devenu président avec une victoire écrasante. Fait intéressant, Poutine l’a félicité pour sa victoire. L’extrême droite, dont on entendait tellement parler dans la presse russe, a fait, pris ensemble, autour de 2 %. Je pensais que la presse russe arrêterait de parler de « régime de Kiev » ou de « junte néonazie » après ça, car c’est très inexact et franchement farfelu, mais elle a continué et le moindre tatouage runique photographié à Kyiv était présenté comme un hardfact, d’un pays qui avait glissé dans une sorte d’apocalypse fasciste ! 

La tentative légitime de reprendre le contrôle

Porochenko a poursuivi des tentatives pour reprendre le contrôle du Donbass – commencées avant son élection. Il a répondu à la force par la force. Ici et là, on entend qu’il aurait dû faire autrement… Il était cependant très soutenu et cela apparaissait comme une évidence de ne pas laisser plus de villes et villages passer sous contrôle des rebelles. Et effectivement, sans doute, valait-il mieux rester « en Ukraine » que dans la DNR (république populaire de Donetsk) ou LNR (république populaire de Lougansk). Aussi, la conséquence d’une attitude conciliante vis-à-vis des Russes aurait sans doute conduit à des pertes territoriales bien plus importantes. 

La guerre du Donbass

La guerre du Donbass se poursuit donc. À l’été 2014, on ne savait pas encore si elle resterait contenue au Donbass ou si elle allait déborder dans toute l’Ukraine. Tout le monde avait peur d’une attaque ouverte de la Russie. À Kyiv sont apparues des flèches rouges indiquant la localisation des abris antiaériens les plus proches – il y a en avait depuis l’Union soviétique, ils ont été rafraîchis pour l’occasion, mais finalement n’ont pas servi… tout du moins en 2014. On naviguait un peu à vue. Et puis l’Ukraine a commencé à reprendre du terrain : elle a repris Sloviansk, Kramatorsk, Marioupol – est rentrée dans Lougansk. Et puis un liner malaisien a été abattu par un équipage de DCA russe. Je cite cet événement car il a pu jouer un rôle dans la rupture de la dynamique russe et a pu peser dans la prise de décision d’« y aller ou pas ». Cet événement meurtrier a énormément traumatisé en Ukraine. Dans ces tristes circonstances, on a pu observer les journalistes russes fonctionner en mode « c’est pas nous, c’est quelqu’un d’autre » (d’ailleurs c’est fréquemment leur mode de fonctionnement…) avec presque autant de versions qu’il y avait de journalistes (versions toutes incompatibles entre elles…). 

L’intervention des Russes et l’Accord de Minsk

Les Russes ont envoyé des corps expéditionnaires contenir les Ukrainiens. Ceux-ci connurent plusieurs défaites qui marquèrent les esprits. Ils ont été repoussés de Lougansk, ont été défaits à Ilovaïsk, puis à Debaltseve et dans l’aéroport de Donetsk. À la fin de 2014, le front s’est à peu près stabilisé et, en 2015, il y eu une rencontre en Biélorussie qui a débouché sur l’Accord de Minsk. Celui-ci ainsi que son contenu ont été très méconnus en Ukraine. L’écrasante majorité du pays aurait été incapable d’expliquer vaguement de quoi l’Accord parlait. Tout le monde le prenait pour ce qu’il était réellement : juste un accord de cessez-le-feu. Les Russes aussi d’ailleurs le voyaient de la même manière dans le fond – même si selon les circonstances ils en parlaient comme d’accord de paix non respecté. 

Une réussite démocratique

Les années suivantes ont été relativement paisibles, l’économie s’est relevée, surtout à partir de fin 2016. En 2019, Porochenko a perdu l’élection contre Volodymyr Zelensky. Celui-ci était un comique très connu avant le début de sa présidence. À titre personnel, d’ailleurs, je le trouvais très rigolo. Élément intéressant : ses sketchs étaient en langue russe… Malgré de nombreux défauts et problèmes, l’Ukraine a eu une réussite ; c’est une démocratie : les Ukrainiens choisissent leur président ; c’est entré dans leurs mœurs et habitudes – et ils en sont fiers.

 

“L’Ukraine a eu une réussite ; c’est une démocratie.”

 

Le tour de chauffe russe de 2020

En 2020, c’est l’année de la Covid, comme partout – les Ukrainiens ont brillé par leur peu de discipline dans la distanciation et puis aussi dans la vaccination. Mais c’est aussi une année importante pour la suite. En effet c’est l’année (vers novembre) du premier build-up russe à la frontière – environ 200 000 soldats déployés avec tout leur matériel, y compris en Biélorussie. Cela a duré deux ou trois mois et puis les troupes se sont retirées… c’était clairement un tour de chauffe – on le comprend aujourd’hui. Avec le recul, mon avis personnel, c’est que la décision d’envahir l’Ukraine a été prise cette année-là – à la suite des manifestations en Biélorussie. Loukachenko est passé très près d’être sorti de l’arène politique – lui qui avait pourtant (et qui a toujours) un appareil répressif performant. Ce « même en Biélorussie » était la poussée démocratique de trop. Et donc, après avoir repêché Loukachenko, Poutine pourrait avoir commencé à préparer l’attaque de l’Ukraine.

L’agression russe

Fin 2021, la Russie a recommencé à amasser des troupes et des équipements à la frontière, avec le résultat que l’on connaît maintenant. Jusqu’au dernier moment, leurs intentions n’était pas claires. Voulaient-ils négocier quelque chose, allaient-ils envahir seulement le Donbass ? La quantité de militaires autour de l’Ukraine semblait incompatible avec une invasion totale… Les Américains et les Anglais ont fait un travail remarquable de détricotage des tentatives de false-flag operations des Russes. Le 24 février tout s’arrêta net. Dès 5 heures du matin, des explosions ont retenti partout dans le pays. Tous mes chantiers et contrats en cours sont suspendus et mes employés fuient Kyiv vers l’ouest ou descendent dans les abris. Les Russes envahissent massivement les pays. Ils avancent sur Soumy, Tchernigov, occupent la banlieue nord de Kyiv. Une période terriblement lourde commence. Ils finissent par décider d’évacuer le Nord le 25 mars. J’habite alors en Italie – un lieu de villégiature pour les Ukrainiens. Je prends la décision de revenir à Kyiv mi-avril – un sens basique du leadership imposait de venir en personne.

Scènes de guerre… 

Le voyage est long, le bus de Varsovie passe par des routes secondaires en arrivant à proximité de Kyiv, car les routes principales sont partiellement impraticables. Je découvre une ville lugubre : barricades, sacs de sable, éclairage nocturne éteint pour ne pas guider les avions, couvre-feu à 21 heures, magasins fermés, vitres calfeutrées… La tempête d’informations décousues que j’avais eues depuis un mois est mise en perspective par les témoignages de mes collègues. Les premiers jours et semaines, les Russes étaient partout : parachutés au nord de la ville, à Vassylkiv, au sud de la ville et même dans Kyiv ; des tirs retentissaient partout – la police s’était jointe à l’armée, mais également les civils qui possédaient des armes. Il semble que les Russes étaient tellement persuadés que les Ukrainiens les attendaient avec des fleurs qu’ils ont envoyé en profondeur de manière extrêmement exposée leurs parachutistes – leurs troupes d’élite – et les ont perdus. Mes employés sont également traumatisés par les événements de Boutcha, qui venait d’être libérée. 30 % à 40 % d’entre eux habitent dans ces banlieues de Kyiv que sont Boutcha-Irpin-Hostomel. Tous ont leur histoire, de violence ou de pillage – y compris de curiosités comme des cabines de douche ou des sous-vêtements féminins… Pendant mon séjour, le Moskva est coulé… le lendemain un missile s’abat sur l’usine où étaient fabriqués les fameux « Neptune » qui l’ont atteint ; un de nos chantiers, situé sur la parcelle voisine, est soufflé. Plus de vitres sur nos engins de chantier… Après quelques mois, nous avons réparé nos engins et repris les travaux.

Une puissance russe démythifiée

Beaucoup de mes ouvriers sont partis au front, certains sont blessés, d’autres ont été tués… L’état d’esprit de la population est de sortir les Russes du territoire – il n’y aucun compromis possible. Si le sujet de la Crimée dans les premiers mois était un peu incertain – au regard des ambitions de reconquête ukrainiennes, aujourd’hui elle y figure. La menace que représente la Russie est complètement démythifiée ! La campagne russe pour faire s’effondrer le système énergétique ukrainien à la suite de l’attaque du pont de Crimée, si elle a eu quelques effets au début, appartient désormais au passé. Il n’y a pas eu de coupure d’électricité à Kyiv depuis un mois. Les attaques de missiles s’espacent et les alertes sont souvent ignorées par la population. La capitale est complètement rouverte.

Construire l’avenir !

Aujourd’hui, le scénario de fin de conflit est incertain, ainsi que sa durée. Un semblant de normalité de vie est revenu dans la zone éloignée de la ligne de front et la capacité de nuisance de la Russie y est désormais faible. Et il apparaît très peu probable qu’elle puisse encore avancer de manière substantielle. Il est donc temps de s’intéresser à l’Ukraine comme horizon d’investissement. Dans la reconstruction qui arrive, les conséquences d’être arrivé un peu tôt seront bien moins importantes que les conséquences d’être arrivé un peu trop tard.

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